Manager les tensions sans les étouffer

Une tension n’est pas un dysfonctionnement moral qu’il faudrait effacer, c’est un signal.

Quand deux priorités se heurtent, une charge de travail s’installe sans arbitrage ou des objectifs se contredisent, c’est quelque chose du système qui essaie de se faire entendre.

Les réflexes courants, calmer pour ranger et décider pour éteindre, produit souvent un soulagement apparent mais laisse des frustrations. À l’inverse, traiter la tension comme une donnée de travail rend possible la transformation : clarification des objectifs, ajustement des rôles et revue des processus.

Pour comprendre comment opérer ce déplacement, il faut regarder simultanément trois niveaux d’analyse et se poser trois questions : qu’est-ce qui se produit concrètement ? quelle posture et quelles modalités sont mobilisées pour y répondre ? et enfin à quoi cela renvoie-t-il, quel sens ou quelle finalité est en jeu ?

 

Au niveau du manager, le « quoi » se manifeste très concrètement par des microdécisions quotidiennes : arbitrages de priorités, redistribution des ressources, qui on sollicite en renfort, ou quels délais on promet au client. Ce sont ces choix qui orientent le système.

Le « comment » relève de la posture : décide-t-on en réaction, en se contentant d’apaiser la situation, ou décide-t-on en interrogeant l’impact de la décision au-delà du périmètre immédiat ? Le manager conscient adopte une posture qui combine écoute et contrainte : il écoute pour entendre le signal, puis il trace un cadre pour éviter que la tension ne dégénère en conflit.

Le « pourquoi » renvoie aux finalités que le manager défend : protéger la capacité opérationnelle immédiate, préserver la cohésion ou contribuer activement à une trajectoire organisationnelle plus large. Le décalage le plus fréquent vient du fait que les managers sont évalués sur des temporalités courtes alors que le maintien de la cohérence systémique exige parfois d’accepter une complexité apparente à court terme, pour préserver la performance durable. Décider vite n’est pas un gage d’efficacité si ces décisions fragilisent l’organisation.

 

Au niveau de l’équipe, le « quoi » se lit dans les interactions quotidiennes : qui prend la parole, comment sont formalisées les dépendances et quels compromis informels s’établissent. Lorsque les règles tacites ne correspondent pas aux décisions formelles, la tension se nourrit d’ambiguïtés.

Le « comment » tient à la culture du groupe : la capacité à nommer les désaccords sans personnaliser, à faire remonter les tensions sans craindre des représailles, à expérimenter des formats de régulation.

Le « pourquoi » traduit le sens partagé, l’objectif collectif que chacun peut reconnaître comme valable. Quand ce sens est faible ou contradictoire, la moindre pression externe se transforme en conflit interne. À ce niveau, les managers agissent comme des architectes de la conversation : réguler ne signifie pas supprimer la divergence, mais lui donner une forme qui produit apprentissage et décisions partagées.

 

Au niveau du système, le « quoi » apparaît dans les dispositifs qui encadrent le travail : mécanismes de gouvernance, indicateurs, cycles budgétaires ou arbitrages. Ce sont ces choix structurels, par exemple des KPI contradictoires, des calendriers de livraison décalés ou des règles de priorité opaques, qui créent des frictions prévisibles.

Le « comment » est la manière dont l’organisation organise la gouvernance : des instances de coordination ou leur absence, des outils de transparence des décisions ou l’opacité des arbitrages, le partage des contraintes ou la concentration des responsabilités.

Le « pourquoi » interroge la finalité institutionnelle : la stratégie réelle de l’organisation, ses priorités et l’horizon temporel privilégié (court terme vs construction durable). Les systèmes qui favorisent les tensions partagent souvent des traits communs : multiplicité d’objectifs non hiérarchisés, droits de décision mal définis, information cloisonnée et récompenses contradictoires.

 

Cette lecture croisée fait apparaître un point essentiel : les tensions se nourrissent moins d’individus que d’architectures. On met trop souvent l’accent sur la compétence conflictuelle individuelle, former au feedback ou travailler la communication, sans questionner les règles du jeu qui rendent ces compétences insuffisantes.

Une organisation où les priorités sont floues, où l’on mesure la productivité d’un côté et la satisfaction client de l’autre sans lien, produit mécaniquement des tensions. À l’inverse, des systèmes accessibles, transparents et cohérents (des accords explicites sur qui décide, des délais partagés, des rituels de coordination) réduisent la charge cognitive des arbitrages et rendent les tensions exploitables plutôt que toxiques.

 

Sur le plan pratique, le manager dispose de leviers concrets qui ne consistent pas à devenir médiateur mais à agir sur la forme du conflit.

Premièrement, nommer la tension avec précision : éviter le flou généralisant (« il y a des problèmes ») et pointer l’arbitrage en cause (« deux services réclament la même ressource pour des échéances simultanées »). Cette précision transforme l’irritation en un objet de travail manageable.

Deuxièmement, choisir le niveau d’échelle approprié : certaines tensions se résolvent au sein de l’équipe, d’autres exigent une médiation inter-équipes ou une décision au niveau de la direction. Le refus d’escalader par confort crée souvent de l’inertie alors que l’escalade systématique déresponsabilise.

Troisièmement, fabriquer des cadres temporels : accorder un temps court pour expérimenter des solutions, puis revenir collectivement sur les effets. Ce cadrage prévient l’enlisement émotionnel et transforme la tension en processus expérimental.

 

Il faut admettre un dernier point : certaines tensions sont structurelles et nécessaires à une organisation en transformation. Les conflits entre le court et le long terme, entre l’optimisation actuelle et l’investissement pour le futur, sont inévitables. Le rôle du manager n’est pas d’éradiquer ces tensions mais d’en faire des leviers, en permettant des arbitrages transparents, en analysant les compromis et en tirant des leçons systématiques. C’est une démarche exigeante : elle suppose d’accepter une part d’ambiguïté, de porter la responsabilité de l’arbitrage et d’installer des mécanismes d’apprentissage.

 

Si l’on revient à la question initiale, « manager les tensions sans les étouffer » signifie donc ceci : ne pas confondre apaisement et régulation. Accueillir la tension comme un flux d’information, analyser son origine aux trois niveaux (manager, équipe, système) et agir avec l’échelle et la posture adaptées. Transformer la tension en expérimentation collective lorsqu’il s’agit d’organiser le travail autrement. Et enfin, corriger les règles du jeu pour empêcher la répétition systémique d’un même conflit.

 

Pour conclure, une invitation à l’expérimentation. La prochaine fois qu’une tension surgit, prenez le temps de reformuler l’objet du désaccord en une phrase précise. Identifiez si la résolution relève du périmètre de l’équipe ou si elle exige un ajustement systémique. Puis choisissez un format temporel pour tester une solution.

Ce simple protocole transforme la tension en chantier d’amélioration plutôt qu’en épreuve « éprouvante ». Vous pouvez aussi utiliser cette grille comme grille de lecture pour vos équipes : elle aide à repérer où intervenir, avec quel niveau d’effort et dans quelle durée. Des gestes concrets du management conscient.

Illustration: Wassily Kandinsky, Composition VIII (1923)

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