L’antinomie du sens: entre galvaudage et efficacité

Il y a des mots qu’on use à force de les répéter. « Sens » en fait partie.

On le convoque dans les discours, les plans stratégiques, les entretiens de fin d’année. Mais plus on en parle, plus il semble s’éloigner. Et c’est souvent lorsqu’il manque qu’on en mesure la portée.

Dans les échanges avec les managers, un autre mot revient souvent : désengagement. Certains y voient une question de génération, d’autres une crise de motivation ou de fatigue. Mais le désengagement n’est pas toujours le signe d’une lassitude. C’est parfois celui d’un travail vidé de sa finalité.

Travailler sans comprendre peut sembler supportable un temps. On exécute, on enchaîne les tâches, on atteint les objectifs. En apparence, tout fonctionne.

Mais derrière cette mécanique, le lien entre l’action et sa raison d’être s’effrite. Le travail devient une succession d’actes sans relief. Et le désengagement s’installe, doucement mais sûrement. Il se traduit par des réunions plus calmes, des idées moins nombreuses, un retrait discret. Non pas une rupture ouverte, mais une usure du lien.

Le rôle du manager est central dans ce processus. Parce qu’il est le premier relais entre l’organisation et le terrain. Ses décisions, ses arbitrages, sa manière de donner du cap construisent, ou fragilisent, le sentiment de cohérence.

Le désengagement ne naît pas seulement d’une surcharge de travail ou d’un manque de reconnaissance. Il apparaît lorsque les collaborateurs ne voient plus le lien entre leurs efforts et le but.

Manager, c’est plus qu’organiser : c’est incarner une direction. Cela ne signifie pas multiplier les discours sur la mission ou répéter les slogans.

Le risque, à force de parler du “sens”, est d’en faire un supplément d’âme plaqué sur la réalité. Or le sens n’est pas dans les mots, mais dans la cohérence entre ce qui est annoncé et ce qui est vécu.

Un collectif se nourrit de ce qu’il perçoit comme utile et juste.

Quand les objectifs paraissent contradictoires, quand les priorités changent sans explication, il se met en retrait. Non par paresse, mais par perte de logique. On continue à travailler, mais sans se projeter.

C’est une forme de conformité qui masque une fatigue plus profonde : celle de ne plus comprendre pourquoi on agit.

Les systèmes eux-mêmes fabriquent ou détruisent du sens. Des reportings déconnectés du terrain, des indicateurs incohérents, des cycles budgétaires dictés par l’urgence… Tout cela crée du désalignement.

À l’inverse, un système clair; où les décisions, les priorités et l’information circulent, soutient l’engagement et réduit la charge mentale inutile.

Le sens, pourtant, n’est jamais donné une fois pour toutes. Il se construit, se vérifie et se réajuste.

C’est pourquoi la responsabilité managériale ne consiste pas à “motiver”, mais à relier : le quoi, le comment et le pourquoi. Ce travail demande du discernement et du courage.

Les managers sont souvent évalués sur le court terme, alors que la construction du sens s’inscrit dans la durée. Sous la pression de l’immédiat, on sacrifie parfois la cohérence au profit d’une efficacité apparente. Mais une efficacité sans cap n’est qu’un mouvement vide.

Et c’est précisément ce vide qui alimente le désengagement.

Deux attitudes s’observent alors.

D’un côté, ceux qui parlent beaucoup du sens sans jamais ajuster leurs pratiques. De l’autre, ceux qui se concentrent sur l’exécution en laissant le pourquoi hors du champ.

Entre les deux, il existe une voie : celle du management conscient.

Manager consciemment, c’est reconnaître que chaque décision construit ou détruit du sens. C’est accepter de regarder les signaux du désengagement non comme des défauts individuels, mais comme des symptômes d’un système en perte de cohérence.

C’est aussi admettre que le sens ne se décrète pas : il se vit.

Le désengagement est la conséquence logique d’un travail vidé de sa finalité.

L’engagement, lui, renaît chaque fois qu’un collaborateur voit la trace de sa contribution dans un projet qui fait sens.

Le vrai rôle du manager est là : préserver la cohérence qui rend l’action collective désirable. Relier l’action quotidienne à une intention claire.

Car le risque le plus sérieux n’est pas que les collaborateurs partent.

C’est qu’ils restent, mais sans y être vraiment.

Illustration: Giorgio de Chirico, "Les muses inquiétantes" (1917) - Quand l'efficacité se perfectionne au point de perdre sa raison d'être.

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Manager les tensions sans les étouffer