Valeurs d’entreprise, entre discours et réalité
Il suffit d’entrer dans un siège social pour les voir : les valeurs de l’entreprise, affichées en grand, encadrées dans les couloirs ou projetées sur des slides.
Intégrité, respect, collaboration, innovation… des mots choisis avec soin, testés, marketés, validés par les comités de direction. Mais dans bien des cas, ces valeurs relèvent davantage de la promesse publicitaire que du socle commun.
A se demander à quoi servent ces valeurs, si elles ne guident ni les comportements, ni les décisions, ni les postures managériales?
Il y a souvent un gouffre entre les valeurs que l’entreprise communique à l’extérieur, et ce que vivent réellement ses collaborateurs à l’intérieur. Ce n’est pas une question de mauvaise foi. C’est un angle mort. Un dysfonctionnement systémique.
La plupart des managers ne connaissent pas les valeurs de leur entreprise autrement que de manière superficielle. Ils les ont vues passer en onboarding. Ils les ont récitées en réunion annuelle. Puis la pression opérationnelle a repris le dessus. Les livrables. Les urgences. Les objectifs.
Et dans cette course, les valeurs deviennent un bruit de fond. Joli. Mais inefficace.
Ce décalage n’est pas sans conséquences. Il crée une forme de dissonance cognitive pour les collaborateurs. Un malaise diffus, mais profond : celui d’un double langage.
On leur parle de confiance, mais on vérifie chaque détail. On leur vante la transparence, mais les décisions tombent d’en haut. On inscrit le respect sur les murs, mais on tolère les comportements toxiques.
Peu à peu, les salariés cessent d’y croire. Pire : ils s’en amusent ou s’en agacent. Ils considèrent ces valeurs comme une façade, un vernis cosmétique destiné à séduire les clients ou à faire joli dans le rapport RSE.
Et dans cet écart, c’est la crédibilité du management qui s’érode. Silencieusement.
Car c’est bien cela le nœud : si les valeurs restent des slogans, c’est parce qu’elles ne sont pas incarnées au quotidien. Et cette incarnation, elle passe, presque toujours, par le manager.
Un manager n’est pas simplement un relais stratégique. Il est un traducteur culturel. Un amplificateur. Ou un brouilleur de signal.
Quand il agit en contradiction avec les valeurs affichées, même involontairement, il envoie un message clair à son équipe : ce qui est dit n’a pas d’importance, seul compte ce qui est fait.
Or, la plupart des managers ne sont ni formés, ni accompagnés pour traduire ces valeurs en postures concrètes. On attend d’eux qu’ils incarnent l’esprit de l’entreprise, sans leur donner les clés de cette incarnation.
Le management, aujourd’hui, ne peut plus se contenter d’être performant. Il doit être cohérent. Et cette cohérence se construit dans l’alignement entre les discours, les pratiques, et les décisions.
Prenons un exemple simple : une entreprise qui inscrit la bienveillance parmi ses valeurs centrales, mais dont les managers sont formés à « gérer la performance » sur des tableaux Excel sans aucune grille de lecture humaine. Ce n’est pas un problème d’intention. C’est un problème de système. Et ce système produit un message implicite : on dit bienveillance, mais on récompense l’agressivité déguisée en exigence.
La crédibilité du manager commence donc par la cohérence de son environnement. Il ne peut être le seul garant d’un alignement qui n’est pas pensé, soutenu, formalisé.
Il est temps de sortir d’une logique d’affichage des valeurs. Afficher, c’est facile. Incarner, c’est exigeant. Cela demande de la formation, mais pas une formation PowerPoint. Une formation réelle, vivante, expérientielle. Une réflexion accompagnée sur ce que ces valeurs veulent dire concrètement dans la posture managériale.
Que signifie “respect” quand un collaborateur est en difficulté ?
Comment s’exprime “l’innovation” quand on est sous pression ?
Quelle forme prend “la transparence” dans un conflit hiérarchique ?
Sans cet accompagnement, les valeurs resteront des mots. Pires : elles deviendront des armes à double tranchant. Car une valeur affichée mais non vécue génère davantage de désengagement qu’une valeur absente.
Le mot “valeur” a été vidé de son sens par l’usage marketing. Il est temps de le réinvestir avec sérieux. Une valeur n’est pas une décoration de site web. C’est une boussole. Une exigence. Un contrat implicite entre l’organisation et ceux qui y travaillent.
Et ce contrat engage. Il engage à former les managers à ces valeurs, à les évaluer en fonction de leur capacité à les faire vivre, à créer des espaces de discussion réguliers sur leur pertinence et leur déclinaison.
Il engage aussi à écouter les équipes, qui sont souvent les premières à percevoir les incohérences. Et à avoir le courage d’y répondre, non par des arguments, mais par des actes.
Il y a une forme d’authenticité silencieuse qui se joue dans les détails du quotidien managérial. Et cette authenticité est la seule voie durable vers une culture d’entreprise crédible.
Les collaborateurs ne réclament pas des valeurs parfaites. Ils réclament des valeurs vraies. Cohérentes. Appliquées avec rigueur. Et si les managers ne peuvent incarner seuls cet alignement, ils en sont néanmoins les premiers vecteurs visibles.
Alors peut-être faut-il poser cette question simple, mais qui me paraît essentielle : Est-ce que les valeurs affichées par mon entreprise transparaissent dans mes choix, mes réactions, mes priorités ? Si la réponse est non, ou pas toujours, il est temps de sortir de l’affichage. Et d’entrer dans le réel.
Image: la reine Charlotte dans la série “La Chronique des Bridgerton” de Shonda Lynn Reims